Les étables aux cent vaches de l’Avenue de Saxe et le parc de la Tête d’Or

Les étables aux cent vaches de l’Avenue de Saxe et le parc de la Tête d’Or

Une ferme aux cent vaches, Avenue de Saxe à Lyon

Avenue de Saxe à Lyon, l’immeuble portant le numéro 138  doit être regardé comme une singularité méritant un détour que je ne saurais trop recommander. Ce ne sont pas pourtant ses dehors qui le signalent spécialement : une façade un peu trop étendue sur la rue et souffrant sous cet étirement de longueur d’une légère aberration de proportion entretenue autant dans son rapport avec sa hauteur, mesquine et sans essor, qu’avec la formule de décoration bourgeoise soignée – mais attendue plutôt pour un véritable immeuble de rapport – qui lui est appliquée. Il  n’y a là pourtant, dans cette improbable équation, rien que de très discret, aussi peut-elle manquer facilement d’attirer l’attention sur elle.

Façade du 138 Avenue de Saxe à Lyon.

Et c’est un fait qu’une simple promenade non avertie ne laisse rien deviner du spectacle que dissimule ce simple rideau de scène. Il faut emprunter l’allée et progresser jusqu’à la cour pour s’abandonner à la surprise. Là, contre une façade dressée vers l’ouest, on découvre des galeries en bois surplombant un cœur d’ilot densément occupé par des constructions secondaires. Rustiques et pittoresques, l’effet qui s’en dégage ne peut manquer de capter l’attention.

Coursières 138 Av de saxe, façade arrière sur cour.

Passé le stade de l’étonnement, il est aisé de pointer incertitudes et interrogations vers des sources de documents fondateurs en vue d’une épreuve cognitive à leur sujet. On trouve ainsi, consignée dans les permissions de bâtir des archives de la Ville,  la trace d’un certain Gustave Renel qui obtient son autorisation en ces lieux en 1874. L’information est, elle, à juger non seulement de la conformité avec le style du décor en façade mais encore de l’identité du propriétaire dont le monogramme figure toujours sur la grille d’entrée, entièrement valable.

Monogramme de Gustave Renel.

Nulle information ne vient pourtant trahir le silence qui entoure cette curieuse disposition sur cour, moins encore régler les questions d’apparent conflit observé plus haut, de sorte que sa réalité résiste aux attentes. Mais il subsiste d’autres éléments : les bâtiments ont été élevés sur un terrain dont Gustave Renel n’était pas propriétaire mais seulement locataire. Or, cette vision panachée de constructions, faite de bric et de broc, évoque inévitablement les édifices précaires élevés jadis sur les terrains appartenant aux Hospices. C’est d’ailleurs sans grande surprise cette fois qu’on découvre les Hospices civils de Lyon, propriétaires de cette portion de sol-ci, comme un peu partout ailleurs sitôt le Rhône franchi. Et, est-il ici besoin de répéter l’influence qu’ont pu avoir les désastreuses crues fluviales de 1856 sur des règlements de voirie, lesquels, avant leurs méfaits, ne s’embarrassaient guère en prescriptions de matériaux [1]?L’empressement et la médiocrité qui qualifiaient les constructions sur terrains loués est proverbiale, et proverbiale encore la férocité avec laquelle les eaux emportèrent toutes ces piteuses constructions de bois et de pisé.

Il est pourtant difficile d’invoquer les stigmates de cet urbanisme désordonné pour justifier un tel agencement, car, au vu de sa date trop tardive l’édifice, postérieur de quelques 20 ans aux inondations, ne peut s’apparenter exactement à une survivance de ces lointaines constructions. Je ne pouvais pourtant me détourner de croire qu’il livrait une idée dégradée de ce qu’avaient pu être nos anciens Brotteaux.

Façade arrière et bâtiments sur cour du N°138 Av de Saxe en direction de l’Est.

Pris dans son ensemble l’immeuble n’offre pas d’avantage d’indice sur sa destination passée (destination parfaitement indiquée en revanche par le titre étrange et légèrement exagéré dont j’ai affublé mon travail). Pour en rendre compte il faudra élargir la recherche au seul indice disponible au sortir de ce préalable d’enquête. Gustave Renel est en effet donné comme fermier au parc de la Tête d’Or au moment de l’inscription de sa demande d’autorisation de voirie. Cette information amenait mes pas vers une promenade plus prestigieuse que prévue.

La digression que je proposerai ici et sous un long développement de détails sera sans aucun doute comptée comme superflue à la compréhension des usages de l’établissement du 138 Avenue de Saxe. Pourtant j’ai jugé profitable l’opportunité d’éclairer une période à la fois mal malheureuse et méconnue du jardin zoologique de Lyon. Au cours de cette période Gustave Renel, qui n’a jamais été véritablement fermier en titre du Parc, a fait battre la chaussée pavée de l’Avenue de Saxe du bruit des sabots de ses vaches en les conduisant du Parc à leur étable et de leur étable au Parc. Autant tirer à plaisir sur ce fil-là, ce trait de liaison entre la Tête d’Or et ce confidentiel immeuble de l’Avenue de Saxe, afin d’en livrer une synthèse sans secrets.

 

1870, le parc de la Tête d’Or

Aux origines du jardin zoologique, le gardiennage et l’entretien des animaux incombaient à un éleveur, un dénommé Gérard, lequel en compensation jouissait d’une subvention qui s’élevait en 1860 à un montant de 9 000 francs par an. A sa mort en 1864, Caubet, son associé, put bénéficier d’un accord tacite à son profit visant la prolongation du traité qui avait uni son prédécesseur à l’administration municipale. Ces dispositions contractuelles importent considérablement à la compréhension des mutations à venir après 1869. Car, au sortir des années de crises et de guerre, les promenades publiques du parc, les collections botaniques et zoologiques, affichent un état d’abandon et de délabrement, aggravés des coups successifs de l’occupation des troupes à proximité et du rude hiver de 1870, dont s’émeut l’opinion publique. En examinant le sujet urgent de la restauration du parc, la Ville qui en est propriétaire et qui manque aussi de finance, décide de mettre un terme à la dispendieuse astreinte de cette gestion subventionnée. Son dessein est clair : considération faite des vastes ressources foncières et agricoles offertes par le parc, il n’est pas question qu’il coûte d’avantage qu’il ne rapporte. D’autant qu’il est possible d’en « tirer un revenu ».

L’an 1870 étrenne cette politique de rupture budgétaire à l’égard des fastes impériales qui avaient donné naissance au parc. Caubet et ses deux employés sont congédiés puis l’ingénieur en chef de la voirie soumet à la Ville un projet de fermage pour le parc. Il doit reposer sur un cahier des charges rigoureux dont l’observation entrainera une gestion rationnelle et méticuleuse des ressources de la Ville. L’ensemble est pensé cycliquement : le fermier aura la responsabilité des pelouses pour la récolte des foins, dont le produit sert de pitance aux herbivores qu’il entretient, lesquels produisent à leur tour un fumier destiné exclusivement à l’entretien du parc et majoritairement aux pelouses, de façon que la boucle est bouclée et l’affaire du fermage pensée comme vase clos et sans perte. Ce projet de bail à ferme ainsi conçu doit faire l’objet d’une mise en adjudication pour trouver preneur. Outre le prix de l’adjudication, le preneur, devra acquitter un bail annuel de 5 500 francs pour l’exploitation du parc. En sont exclus le canotage, le chalet, le fleuriste, l’école de botanique, etc. qui font l’objet d’autres concessions et ouvrent à d’autres droits d’usage du parc.

Le mode opératoire adopté par la municipalité de 1870 est clair. Elle a décidé de contourner la difficulté initiale imposée par la charge onéreuse du parc en inversant simplement l’inscription des données du problème ; elle fait ainsi le pari d’évoluer d’une gestion du parc aux mains d’un prestataire subventionné à une gestion par fermage où le fermier s’acquittera contre finance du droit d’exploiter ces mêmes ressources municipales. En se séparant de l’ancien entrepreneur et en mettant un bail en adjudication la Ville entend réaliser un bénéfice annuel de 11 500 francs, auquel s’ajoute le prix de l’adjudication, le tout en déléguant l’encombrante gestion du parc et ses responsabilités. Le cahier des charges qui règlemente l’exercice du fermier fait l’objet d’une écriture vigilante de l’ingénieur en chef du service de la voirie qui à la charge de superviser la gestion du parc. Les 35 articles qui le composent engagent la Ville et le fermier dans l’observation de devoirs respectifs. Tout est écrit de façon à garantir la Ville contre les dépenses excessives, la perte de maîtrise sur son territoire et la perte des revenus associés [2]. En définitive elle soumet à adjudication un cahier pensé à son avantage dans une période où ses finances ne sont pas au beau fixe.

Preuve s’il en est du manque d’attrait qu’a dû exercer cet appel à fermage, l’absence de prétendant qui lui répond. Dans cette curieuse situation d’offre qui prend les allures de grand silence Prosper Estienne est le seul candidat présent à l’adjudication du 28 juin 1871. Il obtient par conséquent facilement le marché. Puis, immédiatement après la signature du cahier des charges qui le lie personnellement et jusqu’en 1880 à l’entretien de la ferme du parc de la Tête d’Or, des pelouses, des animaux, dans le respect des nombreux articles du cahier des charges, il s’engage verbalement de son coté dans la création d’une société. Cette société se donne pour objet l’administration de la ferme pendant toute la durée du bail.  Cette société, Prosper Estienne l’a formée avec un associé : Gustave Renel.

Il serait oiseux d’aller plus loin sans évoquer les animaux. Rappelons que la sélection des espèces du parc avait toujours répondu au dessein parfaitement assumé des édiles d’offrir à la connaissance du public des sujets de races méconnues. Ces races dites « curieuses » étaient favorisées, mais toujours en l’observation d’un double critère, celui de l’utilité et celui de l’acclimatation, orientation qui excluait d’office les espèces exotiques [3]. L’inscription au cahier d’un certain nombre de ces espèces pesait comme une charge au fermier. Et pourtant l’assurance de s’engager dans une expérience qui ne fût pour lui un gouffre financier importait naturellement. Elle reposait sur un équilibre des ressources du parc dont il avait la gestion. Mais, en matière d’entretien animalier et frais de bouche cette gestion souffrait de nombreuses disparités à prendre en considération dans le calcul d’un juste équilibrage entre rendement et dépense. Le cas des oiseaux aquatiques par exemple, nourris du produit de la pêche du lac, à l’instar des nombreuses espèces herbivores vivant de celui des pelouses, pouvait donner l’illusion d’un parc zoologique auto suffisant. D’un autre coté certains coûts d’entretien, comme celui de l’ours, dépense à sens unique, contredisaient évidemment cet apparent équilibre.

Entre toutes les bêtes détenues naguère par Caubet et dont les nouveaux fermiers héritent [4] l’entretien, les vaches laitières, aux cotés des poules ou des chèvres, occupent une place de choix. Elles ne comptent pas seulement comme animaux emblématiques et spécifiques à toute ferme modèle, elles conditionnent avant tout pour le fermier la seule garantie lucrative dans son contrat, puisqu’elles sont seules à amener dans les affaires du fermier non un coût mais un bénéfice. L’article 25 du cahier en effet conférait au fermier le privilège de la vente du lait dans le parc mais aussi dans les places publiques de Lyon. Ce droit devait lui assurer un généreux profit. L’exploitation de vaches laitières attachées au service de la vente de lait chaud n’était pas une nouveauté, mais un privilège déjà détenu et exercé par Caubet. Cette fois seulement, dans cette situation de fermage très réglementé, ce gage de rétribution, cette fructueuse compensation à la difficulté du marché, va dès la prise de fonction d’Estienne intervenir comme objet de cristallisation des conflits entre le fermier et sa hiérarchie.

Prise en main du fermier Estienne

A 41 ans Prosper Estienne prend la direction de la ferme. Sa fonction lui offre la jouissance des collections d’animaux prévus par le cahier des charges associées à celles des bâtiments d’exploitation, d’abris des animaux et de logement des fermiers. Ces derniers comprennent l’ensemble dit de la petite ferme composée de deux corps de bâtiments, soit le bâtiment principal dit du chalet, destiné au logement de Renel, son associé, et un bâtiment d’étable surmonté d’un fenil. L’ensemble est précédé d’une cour close en planches rudimentaires [5].

Il jouit en outre d’une portion du bâtiment dit de la grande ferme [6], soit les écuries au rez-de-chaussée, une partie de l’étage réservé au logement du fermier. Le reste du bâtiment est partagé avec Louis Cusin, conservateur de botanique, dont les services ont été transférés au parc, et qui y tient ses appartements. Cette  grande ferme est entourée d’une cour délimitée elle aussi par une clôture en bois mais découpée et ornementée « de manière suisse ».

S’y ajoutent les installations animalières : une grande volière ronde ou faisanderie composée de 36 compartiments, un colombier (ou petite volière), un parc aux moutons formé de huit compartiments grillagés rayonnant autour d’une étable en chaume, un parc aux daims avec un abri rustique en forme de croix grecque, ainsi que des installations fixes closes au moyen de simples piquets et fil de fer : pâturage aux vaches, parc aux poules, échassiers et faisans, et parc aux oiseaux aquatiques [7]. Le cahier prévoit quelques cent ruminants (vaches, moutons, chèvres) fournis pour l’essentiel par le fermier auxquels s’ajoutent plusieurs centaines de volatiles (basse-cour, animaux aquatiques, échassiers) toujours dans un esprit de peuplement de races curieuses, utiles, et en tous les cas acclimatées. Le cahier des charges à leur égard est strict : le brout est réglementé, limité à celles des pelouses dont le fermier a le produit exclusif et qui doivent être clôturées au moyen de parc, mobiles pour les moutons et fixes pour les vaches. La responsabilité de l’entretien des installations est partagée entre preneur et bailleur variablement selon les cas, tandis que la surveillance et la responsabilité des animaux incombait au seul fermier.

Plan pour l’affermage du parc 1870 détail, AML 1923 w 4.

On l’a dit, Estienne bénéficie d’une mise en adjudication qui ne lui oppose aucune concurrence. Son « prédécesseur », Caubet, pourtant pressenti à cette tâche n’y prend pas part. Ses compétences n’en sont pas moins reconnues et établies : il est porteur d’un certificat attestant au moins neuf années de travail dans une exploitation agricole et son expérience professionnelle est jugée satisfaisante. Enfin, il est parfaitement solvable pour le  cautionnement du bail, et, sa fortune personnelle, dans ce contexte de fermage difficile, reste un des critères favorables à son élection. D’ailleurs qu’on ne s’y trompe pas, aussi expérimenté soit-il en matière de pratiques agricoles, Estienne est un directeur de ferme, qui délègue une partie des tâches à ses valets de fermes et assistants. Sa position (il est parent du notable De Gandière) en fait un homme instruit, nourri de savoir agricole et d’idées. Devenu fermier du parc, il entend dévouer sa personne à relever une promenade jadis florissante.

« L’aspect de cette désolation m’émut profondément, et je conçus le projet de me vouer à la restauration de notre splendide propriété municipale. J’avais pour moi une certaine indépendance de fortune et de position, la passion des choses de la nature et surtout un désir de bien faire complètement désintéressé »[8].

La sincérité de ses intentions semble difficilement discutable. Au cours des nombreuses plaidoiries qu’il aura à adresser à l’Administration, l’affirmation de son profond désintérêt pour la cause de son enrichissement personnel, un sacrifice qu’il consent, dit-il, au seul rétablissement du parc, est constante. Soucieux seulement d’associer son nom à l’ornement de la ville, et à sa résurrection, il démontre dans ses premiers mois de direction une vigueur manifeste dans l’assouvissement de desseins particulièrement mûrs en matière d’exigences zoologiques.

Or, en fait de triomphe, son exercice à la ferme du Parc va s’illustrer et s’inscrire comme fiasco retentissant dans les annales de la Ville, point de vue qui ne sera pas démenti par le fermier. C’est du récit orageux de tous ces déboires qu’il sera question la prochaine fois.


 Sources d’archives (Archives Municipales de Lyon) :

315 WP 91 : Autorisations voirie municipale Lyon, pour l’Avenue de Saxe, XIXe siècle.

1923 W/4 : Parc de la Tête d’Or. Registre n° 56, «  Ferme Estienne » : volume n° 5, dossiers n° 1 à 24.

1923 W/5 : Parc de la Tête d’Or. Registre n° 56, volume n° 6, dossiers 1 à 44.

485 WP 14 : Parc de la Tête d’Or, voirie municipale.

Bibliographie :

CLEMENCON, Anne-Sophie, La ville ordinaire : généalogie d’une rive ; Lyon, 1781-1914, Coéditions Parenthèses-CAUE Rhône Métropole, 2015.

NOURRY, Louis-Michel, Lyon, le parc de la Tête dOr, Marseille, AGEP, 1992.

PERRIN, Olivier, Le parc de la Tête d’Or, Saint-Cyr-sur-Loire, A.Sutton, 2007.

 

[1] Le bois excepté, voir La ville ordinaire, Anne-Sophie Clémençon.

[2] C’est naturellement un résultat diamétralement opposé qui sera obtenu et comme aura à le déplorer la Ville.

[3] La présence d’espèces étrangères à cette convention s’explique par le don privé, l’ours par exemple.

[4] Caubet à son départ vend une partie des animaux à la Ville.

[5] L’édifice remontait à l’ancienne ferme de la Tête d’Or et se trouvait sur l’emplacement de l’actuel chalet des gardes.

[6] Bâtiment principal de l’ancienne ferme de la Tête d’Or, identifiable quoique peu reconnaissable aujourd’hui dans le bâtiment du Conservatoire.

[7] L’ouvrage d’Olivier Perrin, Le parc de la Tête d’Or,  rassemble de nombreuses photographies anciennes qui livrent un état passé de certaines de ces installations.

[8] Mémoire, observations présentées à MM. les membres de la commission municipale de la ville de Lyon, 1873, 1923w/4 (AML)

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