Villeurbanne, l’éternelle, sur la piste de la magie

Villeurbanne, l’éternelle, sur la piste de la magie

Magie et Villeurbanne, deux mots affins, deux synonymes presque, à en croire le petit J-P. Bret illustré en trois volumes, édition 1946, le vocable « Villeurbanne » dérivant de sa racine étrusque « magicae » qu’il partageait par conséquent avec le mot « magie » lui-même, c’est-à-dire la magie. Depuis cette époque, où son étymologie d’ailleurs n’entretenait aucun lien avéré avec celle du fameux « Villa urbana », qui désignait, elle, très explicitement et fort exclusivement nos fameux Gratte-ciel, c’est-à-dire le centre du monde civilisé, de cet enchevêtrement primitif de significations nos deux comparses se sont éloignés l’un de l’autre, comme deux poétiques blocs de glace voguant sur une mer contraire, chacun vers son destin, pour s’accomplir au fil du temps en deux vocables distincts, bien à tort d’ailleurs.

La chose est peu connue, sous-estimée sans doute.

Mais qui s’intéresse d’ailleurs aux échos d’une époque si reculée qu’elle convoque en notre esprit des dynasties et des colonies de siècles tellement poussiéreuses et si vides de signification que ni les dinosaures, ni même Gérard Collomb, n’ont pu les parcourir en rugissant du temps où ils régnaient en maîtres sur la terre, je le demande ? Au fond, tout ceci m’apparait soudainement si complexe que je préfère en abandonner sur le champ la pleine dissertation à de meilleurs experts que moi.

Ci-dessus, document fondateur livrant tous les secrets sus-évoqués, Archives départementales de Paris-Brest

A Villeurbanne qui est une ville où la magie règne selon ses lois propres, la splendeur est le maitre mot de la chose urbaine. De là sans doute qu’en arpentant son sol et en levant la tête on se répète si souvent : « mais d’où vient que cette ville est si belle ? » et de l’entendre ânonner en autant de langues par tous les touristes séduits et littéralement enchaînés au cycle envoutant de la béatitude, carillonnant au sortir de l’office du tourisme de Villeurbanne (situé rue de la Bétonneuse, dans un ancien cabanon à frites de SLC Pitance).

Loin de moi pourtant la tentation d’en livrer une interprétation crédule qui ignorerait en effet les mécanismes dont un quotidien aveugle et facile aurait fini par me dissimuler la réelle complexité. Pour moi, qui suis par ailleurs villeurbannais de pure souche, issu d’un arbre généalogique remontant au moins à 1995, ce serait me complaire indéfiniment dans ce statut commode de villeurbannais, rangé pour ainsi dire à l’état de voluptueux privilégié et passif . Et ce statut de privilégié de souche me donne aussi le devoir de rétablir la vérité sous peine de nuire à ses principaux bienfaiteurs. Dévoilons-la avec courage donc : si Villeurbanne est si belle qu’elle parait administrée de main et d’intelligence dont la tangible perfection  sans cesse l’approche de celle de la divine Providence, elle n’en est pas moins – et c’est bien surprenant – administrée d’humaines mains et d’humaines intelligences.

Car c’est un fait établi que sous cet état de grâce se cache l’activité inlassable et émérite de tant de professionnels de la magie. Sous les appellations diverses de corporation du bâtiment, de l’immobilier ou de la fumisterie associés, ces petites mains invisibles sont continument à la besogne. Corporation d’authentique artisans, elle ne s’épargne aucune peine, jamais. Elle donne de sa personne, riche d’un soutien sans faille à la notion d’intérêt général.

Fumigène, prestidigitation et escamotage au rendez-vous, ici dans une opération qui a valu à Villeurbanne la médaille de bronze au grand prix David Copperfield 2018

Prenons les promoteurs par exemple, ce sont des gens qui n’hésitent pas à se rendre malades pour bien faire les choses. Par pur désintéressement, ils vont, ils viennent, ils n’hésitent pas à prospecter, à s’exposer, à parcourir les rues en tout temps, par toutes saisons, bravant les intempéries, sous la grêle, à peine une laine sur le dos, le plus souvent aux dépens de leur santé. Ces serviteurs de la chose bien faite se plient aux injonctions conjointes de la morale et du beau, poètes itinérants des temps modernes, au seul souci d’infuser la grâce d’une magie subtile et fraichement déballée du sac à magie. Cette magie, c’est, pour ainsi dire, l’essence agissante et profonde d’une cité, qui, à Villeurbanne plus qu’ailleurs, suppose la persévérance d’un génie entiché de poésie. C’est cette constance à reconnaitre derrière l’objet malade de la rue, derrière chaque pan de mur un peu branlicotant, la nécessité du remède. Si bien qu’on peut affirmer qu’à Villeurbanne derrière chaque objet sensible sommeille l’âme d’un promoteur/poète, présent ou à venir, et s’en tenir content.

Et combien peu en effet parmi ces promoteurs, sous des corps fragiles et livrés aux intempéries, ont hésité à ruiner leur santé, voire s’endetter au bout du compte pour créer, passionnés, mus par la seule beauté de l’art ou du geste ? Le plus souvent, hélas, ils meurent jeunes, on ne le sait que trop, fauchés dans la fleur de l’âge.

Certains, même, ont fait vœux de pauvreté.

Mais, heureusement placés sous la conduite du devoir, ces véritables intermittents du bâtiment ont livré à Villeurbanne une œuvre, destinée à leur survivre, qui sera bientôt complète. Voici comment ces artistes passionnés, qui ne reculent devant aucun sacrifice, ont, sous le patronage des édiles, ciselé la ville en authentiques orfèvres. C’est la raison pour laquelle Villeurbanne s’en retrouve enchantée et ses habitant-e-s vivant dans une sorte de rêve éveillé, proprement enchanté-e-s eux et elles aussi.

A cet effet,  précautionneux comme je le suis, je tiens par avance à présenter des excuses auprès des lecteurs étrangers si j’ai à exciter en eux un bien légitime sentiment de jalousie. Qu’ils soient voisins lyonnais, ou autres ultramontains du lyonnais, en effet, ils sont ignorant-e-s par essence de la splendeur véritable ou de la saine satisfaction que seul sait inspirer le sentiment du travail accompli selon les règles de l’art. Les autres nous regardent sans comprendre, tandis qu’à Villeurbanne nous affirmons une si considérable longueur d’avance, poussant toujours plus loin notre incontestable vision sur les plans de la gestion urbaine, du progrès patrimonial, élancés sur le cap du bon gout, que nous ne pouvons manquer d’attiser toute sorte d’envie. C’est,en effet, depuis que les décrets de l’Art pour l’Art se sont institués et hissés – fait politique précurseur dans une ville de cette importance – comme force de loi parmi nos sièges municipaux, un site urbain qui s’est illustré sur tous les plans de la consécration artistique : labels ministériels ou interministériels, pin’s de l’UNESCO, trophée en mousse du grand marathon du patrimoine, et même médaille en placo plaquée PVC décernée à la plus belle réalisation moderne en forme de gratin de nouilles atteint des oreillons jamais livrée depuis l’Antiquité .

Des tableaux qui ressuscitent les querelles intellectuelles des anciens grands maîtres : couleurs des bétons, béton taloché, béton bouchardé ou béton frotté au brou de noix.

Ajoutons que la Ville, ses élus, par la voix de la Métropole, a endossé avec courage, toutes les exigences contenues dans les directives du P.L.U-H, du S.C.O.T., et même du Z.B.O.U.B., lesquels conjointement lui impartissent la tache de dépasser Lyon en nombre d’habitants mais aussi, si possible, l’ensemble du bassin parisien avant 2024, avec un demi-milliard de logements prévus, chapeau l’artiste comme disent les jeunes.

Cette mission elle l’embrasse avec panache sans trembler des sourcils et sans le poids des questions vaines et trop vagues telles que : « où allons-nous, et quel est le but de l’existence ? », divagation de pensée parfaitement stérile sur le rapport du rendement, surtout quand, confortablement installé dans le beffroi de l’hôtel de ville en sirotant une paisible menthe à l’eau, on n’a guère qu’à pencher rêveusement sa tête appesantie (comme disait Baudelaire) vers la foule en bas, pour s’exclamer de surprise en avisant d’en haut pareilles fourmis : « Ça alors, mais tiens bordel de merde, excusez-moi si je suis vulgaire, mais ne serait-ce pas des concitoyens à moi ça en bas des fois par hasard?»

***

Un bref parcours, balisé à travers le secteur nord de la ville, vulgairement appelé « secteur nord » suffira indiscutablement à la démonstration de cette magique magie ensoleillée. Mon commentaire se cantonnera à une récente balade,  au cœur d’une journée chaleureuse et appropriée à ce loisir. D’ailleurs combien il serait hasardeux d’étendre ce sujet à la totalité des lieux où transpire cette magie sans risque d’accabler tout lecteur non villleurbannais, et donc non averti, sous l’effet de ce vice hélas trop répandu qu’est la jalousie ! Car c’est un sentiment qui ne peut manquer de s’exercer à la vue d’une démolition savante et bien exécutée. Celle d’un mur branlé contre un sol encore meuble où, ici, des trainées érudites et complexes, presque hiéroglyphiques, s’entrecroisent au gré du passage des doctes tractopelles à la plus grande stupéfaction d’un Champollion, ou, là, ébouriffées et lyriques, flottant avec les vapeurs du soir à l’heure du brame, telles la savante sérénade du projet à venir qui, comme le grain, sortira de la terre !

Les lyonnais d’ailleurs, parlons-en, toujours à pleurnicher sur des ruines, ceux d’Habitons Mazagran surtout, et gnagnagni qu’on m’a cassé mon atelier. A Villeurbanne, naturellement, on ne joue pas dans la même cour, pas du tout. Nous, c’est par rue entière qu’on procède, par quartier même, et à grands coups de pelle dans la gueule jusqu’à ce que mort s’ensuive. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de démolir un atelier ? Et cette manie de pleurnicher. C’est n’importe quoi.

Vous êtes prêt-e-s, alors enfilez vos sandalettes et suivez le guide sur cette constellation magique dont les perles disséminées sur le flanc de notre belle et incomparable bourgade l’éclairent (de leurs feux chatoyants).

Avenu Galine, cheminée

Le point de départ est dressé tel un mat de ce port aux mille prodiges qu’est Villeurbanne. Une cheminée. Nul vent mauvais ne l’a entrainée pour le moment dans la direction du sol encore un peu rugueux. Est-ce que le vent souffle assez fort ces jours-ci ? Passons, j’en ai déjà amplement traité l’autre fois, inutile de s’attarder.

En se retournant dans la rue on croise un vieux tas de gravats au caractère plus qu’énigmatique, non sans correspondance avec quelques ruines d’ archéologique valeur :

Villeurbanne en abonde car son sol est régulièrement fertilisé par les promoteurs qui ont la patte particulièrement sensible et ferrée dans ces domaines-ci de la science. C’est la raison  pour laquelle d’ailleurs les antiquaires ont élu domicile en si grand nombre à Villeurbanne.

Mais poursuivons. A quelques jets de pierres de là, pour ainsi dire, on tombe nez à nez à quelques vieux immeubles branlants pas encore démontés, déplorable effet dans un alignement blanc, neuf, épuré et en béton parfaitement biodégradable. A Villeurbanne on n’aime pas laisser trainer.

6 Rue Léon Fabre villeurbanne. Dégueulasses en plus.

Et nous voilà Avenue Salengro, réputée pour sa spécialité gourmande du céleri au béton en papillote. Quelle bonheur de voir la vieille recette remise au gout du jour par un nouveau maitre, ici Kaufman, là Vinci, là-bas Pitance le nez dans la rémoulade comme à son habitude.

Voici qu’ensuite un espace fraichement gratté attire le regard. J’ai oublié la photo cette fois (sans doute dans le néant des choses toutes sensiblement plus passionnantes les unes que les autres), circonstance sous doute imputable à la joie, mais voici à sa place celle de l’infâme croute qui a prospéré ici en attendant qu’on eût bien la pitié de l’abattre. Je n’aurai qu’un mot, bravo ! Et c’est évidemment au nom de la nation entière que je m’exprime :

127 Avenue Roger Salengro
127 Avenue Roger Salengro

A ce moment-ci l’heure de l’apocalypse n’était pas loin et approchait dangereusement la surface de la terre. C’est à un cheveu que Villeurbanne échappait à un risque de destruction totale, quartier des Gratte-ciel compris, bureau du maire et celui des stagiaires à l’urbaniste. En voici une preuve :

Avenue Roger Salengro Villeurbanne, démolition totale et cosmique.

Dommage en fait. Comme on le voit en effet à ce cliché il reste du travail à accomplir avant d’harmoniser la ville. Les hangars au couvrement en tôle seront heureusement dessoudés et les quelques petites maisons qui les accompagnent serviront de hors d’œuvre aux bouches mécaniques plutôt qu’à celle du Tout-puissant.

On s’en félicite. Ces espaces caduques, en insupportables évocations du monde du travail humain, dont la hauteur parfaitement ridicule compte tenue des exigences de ce bon Scott (encore lui), sont devenus indésirables en ville, presque un manque de respect à la France qui se lève tôt (ou qui chôme selon votre place dans le tabloïde)

 

64 rue des bienvenues
64 rue des Bienvenus

Ci-dessus au n°64 rue des Bienvenus, un programme immobilier réussi et parfaitement intégré dans le tissu urbain. La forme est bien sentie, les proportions assumées. Son appartenance à l’antique race des vieilles météorites qui se sont cassées la gueule au hasard sur la terre à été confirmée récemment grâce à une étude au carbone 14. La forme en est cependant cuboïdale et la présence quant à elle ne doit rien au hasard mais à la magie, forme moderne de la providence.

Il est tellement chouette que j’en donne une seconde vue :

Rue des Bienvenus, plaisir d’offrir

Il s’intitule je crois, Majesté vespérale sous un ciel printanier. Le titre s’énoncerait presque inutilement tant l’intuition de son essence nominale s’impose à toute intelligence bien faite.

Des projets non moins dignes d’intérêt se succèdent le long de la rue Louis Fort, où d’autres artistes inspirés ont élu domicile. Ils y proposent de nouvelles œuvres, hautes en couleur, et font entendre leur parti pris esthétique respectif en autant de manifestes du plus grand intérêt sur le rapport des arts picturaux. Mais il faudra patienter encore un peu pour voir tout cela sortir de terre et en jouir tout son saoul.

Au 24 rue Louis Fort, une œuvre prochaine sonnera l’aplatissement ontologique de cette inutile masure avec jardin datant des années quelque-chose. Encore une villa privative, soit une hérésie dans ce monde de partage et d’équité qu’essaie de mettre en place l’énergie vertueuse des promoteurs :

N° 24 rue Louis Fort

Voici la photo datant de juin dernier. Je l’avais prise alors sans savoir ce qui se produirait ici, le hasard sans doute, dois-je dire, à moins que je ne sois doté d’un flair pour ces choses-là. Pas de photo récente donc, mais si vous tenez obstinément à vous procurer une idée plus exacte de la situation présente et que vous n’avez pas envie de vous déplacer (ce qui serait quand même bien extravagant de votre part) il vous suffit de rajouter à cette photo un panneau Icade ruisselant de formules promotionnelles, toutes plus magiques les unes que les autres, et assorties de couleurs rutilantes dont les pigments, je crois, sont extraits de chiures concassées de licornes argentées : Devenez propriétaire, top promo exceptionnelle à découvrir, soyez-nombreux, rendez-vous au cabanon, youpi !

Pareille constatation en face. La rue étant prise d’assaut par les artistes et sujette à devenir zone d’art intégrale :

15 Rue Louis Fort

Crève, saloperie de baraque. Place à l’art et à la vie !

Rappelons que celle du bout de la rue est déjà en vacances depuis l’année passée :

Angle château Gaillard et Louis Fort, un terrain vague vers laquelle l’imagination s’évade et vagabonde tout à son aise

Ah mais plus loin, à l’horizon, on devine qu’il se passe quelque chose d’autre. Chic!

Ces émulations entre œuvres concurrentes portent dans l’éclat de leur lutte élégante quelque chose qui n’est pas sans rappeler les fastes de la Renaissance et les rivalités des grands maîtres des écoles picturales italiennes. Seul bémol : relevons qu’une telle débauche d’art ne peut s’exercer sans réel danger pour la santé, l’oeil humain n’étant pas habitué à recevoir autant de stimuli agréables au même endroit, l’embrassant d’un seul mouvement, sans risquer la conjonctivite.

83 rue Château Gaillard

Rue Château Gaillard, notre attention est bien vite happée par l’excellente ligne de fuite qui s’esquisse. On y repère une petite bicoque à l’air un peu perdu-foutu, lâchée au beau milieu d’un champ fraichement labouré. A noter que le chantier flanque le parc Alexis Jordan, le célèbre botaniste, qui s’est vu attribuer son nom. Rappelons qu’au XIXe siècle le bonhomme vivait alors Cours de la république, à 2 kilomètres de là, où il écoulait ses jours en parfait reclus, en défiance d’une urbanisation grandissante qui nuisait à son étude de jardinier fanatique. Combien le manège incessant des grues qui balancent de la poussière de partout en charriant des gros blocs de trucs, lui aurait plu, surtout à la vue des labradors frappés d’obésité tirés en laisse qui se prélassent tranquillement entre les odorantes boutures d’un parc qui porte son nom. Trop souvent la mort, injuste, nous retire la jouissance des consécrations les plus éclatantes. Mais ne nous égarons pas en si bon chemin…

Allons voir cela de plus près. Entrons dans le chantier par ledit jardin sans trop nous faire remarquer. Parmi tous les ouvriers indifférents à notre présence se distingue un individu dont l’air décidé nous renseigne indubitablement sur l’importance du rang qu’il occupe au sein de l’équipe. Voilà qu’il se détache. Casqué et revêtu d’un dossard pailleté, la tête coincée entre son veston orange et son couvre-chef, voici qu’il nous hèle. C’est assurément le patriarche du groupe qui va pouvoir nous renseigner sur le chef-d’œuvre qui se prépare ici :

Lui : –Eh vous là-bas !

Moi : –Oui ?

Lui : –GaeZabrf..fgz..bz (mots incompréhensibles car l’intéressé est encore bien loin mais se rapproche) 

Moi : –La maison bourgeoise là vous la gardez ou pas ? (dis-je en désignant la maison déjà bien triturée)

Lui : –Évidemment qu’on la garde.

Moi : –Ah bon, merci, j’avais un doute, c’est pour ça...

83 rue chateau gaillard
83 rue Château Gaillard

Lui : –Vous n’avez rien à faire ici.

Moi : –Bein, en fait je prenais des photos …

Lui : – C’est interdit.

Moi : –D’accord je m’en vais. Merci monsieur le mage.

Quand même et la magie merde ! J’avais affaire évidemment à un sous-mage et pas véritablement à un de ces grands pontes de la magie esthéticienne, je m’en étais rendu compte immédiatement. Là-dessus, et à mon départ dos tourné, tandis que ses invectives me rebondissaient sur la tête, je m’abimais seul dans l’ample réflexion que ce dialogue avait ouverte. Il est vrai, me dis-je alors, que cette expression qui consiste à reprocher à quelqu’un d’indésirable qu’il n’a « rien à faire » sur les lieux où on le trouve m’a toujours paru une chose fort excessive. D’où vient qu’on reproche si coutumièrement une faute pareille à des gens qui paraissent au contraire avoir le plus de choses à accomplir et même en donnent le plus de témoignages ?

Le mystère autour de cette grimaçante maison balafrée, sans doute rescapée d’une lointaine guerre du Mordor, s’épaississait. Sans doute l’expression qui m’avait inspiré cette réflexion tirait-elle ses origines de quelques préhistorique mémoire où un homme en ayant surpris un autre chez lui, sous la véranda de sa grotte, en train précisément de ne rien faire, avait jugé, dans les circonstances et faute d’aucune autre en stock, fort expédiente l’invention d’une expression appropriée. Peut-être tenions-nous là le déclencheur de cette longue suite de reprises à succès. Je ne sais pas, je le suppose, en tous les cas c’est une affaire qui mérite d’être creusée.

En tous les cas merci à toi gradé en orange, voici un historien qui, grâce à toi, repart apaisé et heureux sur la route de la science et de la connaissance.

En poursuivant par cette illustre rue, mes yeux purent s’assurer d’un sujet déjà commencé. J’en eus entière satisfaction. La verte nature qui avait régné ici avait succombé sous les mains de bénéfiques jardiniers diplômés dans le traitement de la mauvaise herbe. Quel soulagement. Je n’ai pas cru bon de photographier le site dans son état présent, et c’est bien dommage. Je dispose seulement ici l’état antécédent avec ses arbres fruitiers et ses espaces ombragés heureusement disparus :

43 rue Château Gaillard, Villeurbanne

S’il y a une chose que je ne supporte par c’est bien les figuiers et cette saloperie de nature qui se prélasse tranquillement pendant que les gens honnêtes bossent, que le monde tourne et que la terre souffre. Crève donc saloperie de nature, toi, tes figues et tes glands !

Un peu plus loin, j’eus l’heur de constater qu’un bâtiment dont je préméditais la ruine depuis de longues années allait s’effondrer à son tour. C’est toute la joie profonde que procure la satisfaction de savoir qu’on va survivre à un ennemi moche et abhorré :

115 rue Château Gaillard

Je ne connais pas l’œuvre qui s’y substituera mais j’ai lu sur le forum Skyscraper à la rubrique Bétonnage ma passion, qu’elle s’inspirera de la période pointilliste tendance gris-rouge du peintre Georges Seurat. Aussi suis-je reparti plutôt confiant et sifflotant, le cœur aux alouettes.

Alors, me dis-je, en poursuivant sur ces impressions, il faudra songer à assortir le reste du quartier aux nouvelles constructions plutôt que l’inverse car c’est une logique qui parait tomber sous le sens. C’est d’ailleurs en faisant sien pareil précepte qu’une bonne part de la ville ici se régénère, ici par exemple dans la rue de Fontanières :

Rue de Fontanières. Qui, en avisant ces magnifiques culs-de-basse-fosse dessinant les parkings souterrains, n’a été pris d’imaginer les futurs cadres de vie auxquels ces espaces donneraient lieu et où il ferait bon, autour d’un petit feu de camp, danser une petite maclotte tout en dégustant une andouillette ?

Et autour, hélas, subsiste un grand nombre de constructions dans leur jus vaguement ancien qui mériteraient presque le conseil disciplinaire, on s’en rend vite compte.

Plus loin, toujours dans les parages, l’histoire d’un endroit qu’intentionnellement je ne situerai pas. La raison de cette éclipse est contenue dans le dialogue qui suit avec les commerçants des lieux. Commençons avec cette dame :

Moi : –Bonjour, excusez-moi je suis historien du patrimoine, j’ai vu que le site faisait l’objet d’un permis de démolir.

Elle :-Ah non non, pas du tout.

Moi : –Ah, j’ai du faire erreur, attendez voir.

Là-dessus je cherche la photo prise dans le vestibule du service de l’urbanisme de la Ville quelques jours plus tôt et finis par la lui montrer après l’avoir trouvée.

Elle : –Ah oui, mais il n’y a encore rien de décidé.

Moi : –Ah mais il y a bien une demande de démolition totale qui a été déposée, non..?..

Elle : –Oui mais la démolition ça ne va pas être tout de suite.

Nous progressions donc, et à grands pas. Je comprenais au moins, au fil d’un dialogue tellement piqué de raison qu’il paraissait avoir été écrit par Platon lui-même, qu’aucun péril imminent ne s’embusquait au dessus de ma tête. Aussi prenais-je le temps de souffler, tout n’allait donc pas si mal que je me l’étais imaginé et à tout le moins ne mettais-je pas ma vie en danger en m’attardant ici.

Là-dessus, et au terme de menues explications de ma part visant à lui représenter que le zèle de ces misérables faits et gestes d’activiste, faiseur d’histoires, dragueur de mémoires, escaladeur de clôture patenté, exercé sur le tas à nouer le lien avec les gens, s’attachait au loisir d’en fixer le souvenir, l’anecdote, le sentiment, en les peignant au charbon noir, ainsi qu’au plaisir d’ajouter à mes semelles des trous supplémentaires, mais que le but n’était ni de les extorquer ni de les enquiquiner, elle finit par appeler son responsable pour l’associer à cette riche discussion. Il arrive, beau comme dans un conte de fée et aimable surtout. Il m’explique que ce qui met le comble à sa joie en tant que gardien de prison ce sont les fréquentes visites dont, dit-il, depuis un certain temps, il fait l’objet. Plein de gens se seraient succédé pour photographier la barrière en béton qui du dehors longe l’édifice, des passionnés, des aficionados de barrières en béton, des puristes sans doute supposé-je, et même assure-t-il, même le journal du Progrès qui a utilisé des images sans son autorisation.

J’avais affaire à un homme que rien n’avait préparé au vice de la célébrité. C’est l’une des raisons pour lesquelles, soucieux de le garantir des foudres de la notoriété qui débouche le plus souvent sur la drogue et les paparazzis, je fis le choix de préserver son anonymat. Et de conclure par son propre verdict :

Ça sert à rien de prendre des photos, maintenant vous trouvez ça partout sur Google.

J’ai vérifié cette information, et en effet on trouve de tout sur Google. Et dire que je me suis endetté sur 10 ans en achetant un appareil photo.

J’ai fini par prendre congé de mon hôte et sur son avis bien senti, à savoir que le site de toute façon ne valait pas un clou patrimonial et que par conséquent ce n’était surtout pas la peine de m’y intéresser, non sans avoir bien soin de l’enregistrer dans un coin de mémoire, car ce n’est pas tous les jours non plus que l’on rencontre un pâtissier (oups) expert en patrimoine.

S’ensuit, par la rue Flachet, l’annonce d’une bonne nouvelle :

5 rue Flachet, Villeurbanne

Bientôt ici une nouvelle étoile va naitre. Espérons que le quartier en profitera pour faire émerger sa véritable nature sous la plume studieuse des créateurs.

Au croisement de la rue Flachet et Francis de Pressensé s’amoncellent les caprices d’un terrain qui parait vrillé d’authentiques trous de taupes. Villeurbanne est magique, les taupes y ont effectivement élu domicile pour leur plus grand bonheur, quoi de plus surprenant :

Croisement de la rue Flachet et Francis de Pressensé, Villeurbanne

Cette mélancolique terre échue à la race des Talpidés, qui n’était pas sans écho avec les plus belles contrées elfiques que recèle la Terre du Milieu, m’a également rapporté le souvenir d’un mystérieux panneau aperçu sur les lieux quelques mois plus tôt à proximité de l’église Notre-Dame de l’Espérance. Mieux que la mémoire en voici la photographique saisie :

Juin 2018, Notre dame de l’Espérance, Villeurbanne, panneau à la conquête des cimes.

Rappelons qu’ici aussi les permis de construire ou de démolir (c’est tout un) poussent sur les arbres en toute légalité. Parfois, on le sait, ils se dissimulent, épousent les enfoncements pour se nicher à l’abri des regards indiscrets, car ils sont taquins, mais là on les voit bien, ils font de l’escalade, parfaitement décomplexés.

Ce mirifique espace, cher aux galeries taupesques, n’était autre que le résultat de l’opération entreprise par une école catholique. Fort de son achat du terrain que couvrait l’église Notre Dame de l’Espérance qui jusqu’à hier y trouvait son assise, elle a conçu le projet de s’en débarrasser pour ses propres besoins d’établissement, entre autres besoins celui de se reconstruire sa propre chapelle. On le voit, le bon sens sait trouver des oreilles averties pourvu qu’il se donne la peine de frapper aux bonnes portes. Ici il a présidé chacun des gestes de tous les acteurs que compte ce rassemblement de belles pensée, et sans surtout tomber dans aucun écueil de la facilité qui aurait pu consister ici par la sensiblerie de réhabiliter l’édifice bâti de Genton, disciple du Corbusier ou d’autres inepties de mauvais aloi. Ouf,  le secteur du bâtiment est sauvé.

Merveilleux.

En quittant les lieux comment ne pas darder un œil, courroucé cette fois, contre cette réalisation tout proche.

Angle rue Pressensé et de la Prévoyance, Villeurbanne

Un cas navrant de réhabilitation établi à l’angle de la rue Francis de Pressensé et de celle de la Prévoyance. L’inattendu parti qu’il tire des possibilités du bâti, relevant ses banquettes en fonte et le dessin de son crépi, panorama complété par le tissu ambiant industriel est tout simplement navrant de suffisance.  Mais pour qui donc se prennent ces gens. C’est donc l’étalement urbain qu’ils recherchent ?

Des freluquets qui, en somme, n’ont rien compris à l’esprit de la magie villeurbannaise. Un bien mauvais exemple, surtout pour une jeunesse en quête de repères. Bien dommage dans une ville par ailleurs remplie de belles ambitions.

Comment ne pas conclure cette excursion magique par la perle, la cerise sur le gâteau de ce festival de magie : les Gratte-ciel nord. Hélas ce parcours, bien long déjà, mérite sans doute une trêve.

Longue vie à l’Art à Villeurbanne ! Ainsi s’achève cette pléiade, ce florilège des plus belles créations du catalogue Automne/Hiver 2019. Après avoir cédé à l’ivresse de la danse, sur les pas de la magie, refermons sans retard ce livre sur la vibrante constellation du goût, de la poésie et du génie, non sans la satisfaction qu’apporte la perspicacité d’avoir reconnu derrière le masque du promoteur, de l’homme modeste parfois, et nu parfois sous sa cravate ou son poncho, le zélateur des idées d’un Cézanne, d’un Hugo, d’un Donatello, ou parfois même d’un Vinci, bref l’incarnation de la grandeur.

 

3 réflexions sur « Villeurbanne, l’éternelle, sur la piste de la magie »

  1. Merci pour votre prose engagée, je déplore moi aussi chaque jour ces maisons détruites, cette frénésie de beton, ces cubes immondes qui peuplent villeurbanne à la vitesse de la lumière…
    Ils ont tellement tout pété qu’ils ont même réussi à créer de nouvelles rues !

  2. Il faut publier, c ‘est absolument parfait : et en plus d’être un portrait précis tout cela est teinté d’un humour noir décapant, plein d’énergie et de jeunesse rafraîchissante.
    Cela apaise les terreurs nocturnes qui assaillent au bulldozer, les petits vers de terre que nous sommes, nous habitants de la rue Brinon qui découvrons quotidiennement le paysage disloqué. Fautpastoutcasser.

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