Les étables aux cent vaches de l’Avenue de Saxe et le parc de la Tête d’Or (2)

Les étables aux cent vaches de l’Avenue de Saxe et le parc de la Tête d’Or (2)

L’exercice du fermier Estienne

Juillet arrive à terme. Le temps des fenaisons annonce pour Caubet la fin de son entreprise et son départ de la ferme du parc. Au 1er août 1871, selon les dispositions prévues, Prosper Estienne se substitue à lui et prend possession des lieux. Une série d’évènements houleux marque le début du fermage et décide rapidement du climat relationnel. Le nouveau fermier du parc de la Tête d’Or va nouer avec sa hiérarchie du service de la voirie de Lyon et ses agents, une relation de profonde inimitié. Qualifiable à bien des égards d’opposition systématique, la contestation du fermier à l’encontre de sa hiérarchie se formalise en trois points : critique de l’état matériel de la ferme louée, protestation contre les violations et les spoliations des droits de fermage dont il fait l’objet, mise en cause fondamentale et théorique de l’autorité sous laquelle il est établi.

Défectuosité matérielle

La controverse sur la qualité des installations matérielles de la ferme occupe une place centrale dans les réquisitoires du fermier. A la livraison les bâtiments laissés par Caubet accusent un état de parfaite déchéance : vitres cassées, fermetures déficientes, enduits délabrés, lambrequins de toitures branlants, etc. Pour obvier cette situation dangereuse et préjudiciable, Estienne va exiger de son propriétaire une juste remise en ordre des lieux. Ces réparations urgentes ne sont pas longtemps contestées par la Ville, qui prend avant l’hiver l’engagement de fournir aux travaux en allouant un budget conséquent. La décision est prise mais la lenteur qui accompagne sa prise d’effet s’avère fatale aux affaires du fermier :

« L’hiver de 1871 fut aussi rigoureux que celui de 1870, le thermomètre descendit à 23 degrés et la plupart des arbustes à feuilles persistantes furent détruits par la gelée. Or pendant ces mois terribles, mes étables restèrent sans portes, ni fenêtres, les animaux du jardin zoologiques ne trouvant pas d’abri sous les chalets en ruine périrent presque tous. Le magnifique troupeau que j’avais fait venir à grands frais de la Suisse fut décimé par le froid. »[1]

Au grief de la défaillance matérielle adressé à la Ville s’ajoute donc celui de la négligence de n’avoir su y remédier à temps.

Pour comprendre l’immobilisme dans lequel s’est enlisée l’exécution des travaux il faut entrer dans le détail des relations entre ferme et voirie et reconnaitre les germes des tensions liminaires. La critique matérielle du fermier ne repose pas exclusivement sur l’état circonstancié de délabrement à la prise en main des bâtiments, elle remonte à un état intrinsèque. Des réparations ne pourraient suffire à combler les défaillances et les malfaçons de constructions peu étudiées pour durer. Le fermier, railleur, y dénonce des « installations [qui] semblent avoir été faites provisoirement et représentent plutôt un décor d’opéra comique par leur peu de solidité, que des parcs à contenir des animaux »[2].

Il s’en prend principalement à la médiocrité des arrangements qui réduisent la ferme à un « entrepôt de bétail » et déplore le défaut de proportion entre cheptel, espaces et bâtiments disponibles, dont l’insuffisance nuit à la cohabitation des troupeaux, des fourrages et du matériel d’exploitation. Cette critique logistique pointe enfin une dispersion peu enviable des installations lesquelles échappent à un contrôle de surveillance efficace.

Et pourtant, en dépit d’une posture éminemment critique, le fermier se donne pour admirateur des œuvres des fondateurs du parc. S’il n’évoque jamais directement le paysagiste Bülher, l’ingénieur Bonnet, figure emblématique du parc, revient favorablement sous sa plume et figure en prédécesseur dont il souhaite poursuivre l’œuvre. Entre critique et admiration, cette contradiction n’en est pas une et trouve au contraire une explication très simple : les actuelles dispositions du parc sont le résultat d’une grave diminution depuis le 6 février 1871 puisqu’à cette date la vacherie du parc est partie en fumée, un incendie l’a réduite en cendres. Conçue par Bülher en 1858, l’édifice offrait non seulement de généreuses proportions mais encore une belle allure sur le rond point du parc.

1923 w/1 – Projet de vacherie rustique, plan façade, 1858

Dans les conditions de politique de restriction budgétaire conduite par la Ville depuis la chute du second Empire, son rétablissement n’a évidemment jamais été à l’ordre du jour. Sa disparition s’est pérennisée à la manière d’un provisoire rendu définitif condamnant l’exploitation du parc à d’étroites et d’implacables limites. C’est, ainsi, et uniquement contre cet état malheureux et tronqué que trouvent prises les récriminations du fermier.

Avant les premières avaries de l’hiver d’ailleurs l’ampleur de la tâche ne semble pas l’avoir découragé et les rapports avec sa hiérarchie se maintiennent dans leur prime cordialité:

« Sitôt nommé je me mis à étudier les réformes les plus urgentes. La mousse et le chiendent ravageaient les prairies, les bâtiments menaçaient ruine, les parcs et les chalets présentaient cet aspect navrant particulier à la détresse du luxe. [3]»

Sa position ne le dissuade pas de recourir directement au responsable des services de la voirie puis au maire pour formuler des requêtes qu’il croit fondées. A de multiples reprises il s’ouvre d’idées d’aménagements, de solutions contre un mal qu’il juge remédiable, avec assurance mais sans oublier de mesurer l’audace des libertés qu’il se donne, conscient qu’« il n’entre guère dans les habitudes fermières de faire de pareilles propositions»[4].  Prodigue en suggestions, c’est en homme habité par la vision d’une ferme idéale qu’il exprime ses ambitions pour le parc. Dans les idées qui l’inspirent domine le modèle agricole anglais, digne accomplissement à ses yeux et dont le champ d’application est étendu. C’est à ce titre qu’il peut s’autoriser par exemple, et entre autres discours, une opinion sur le système de clôture à piquets reliés par fil de fer en usage au parc qu’il juge onéreux, illusoire et terriblement dangereux et avoue leur préférer une clôture en bois peinte, couvertes à bon escient d’espèces ornementales comme la clématite et de chèvrefeuille selon le modèle outre Manche.

En homme d’action autant que d’esprit, il offre de remédier personnellement aux défectuosités citées et fait lui-même étudier un projet de restauration intégral du site de la ferme. Travaux de réparation devant l’urgence cela s’entend, mais également d’extension puisqu’il les dit nécessaires : séparer le conservatoire botanique du reste de la grande ferme, pourvoir à son réaménagement, assainir écuries et étables, prévoir la construction d’un bâtiment pour accueillir une chaudière, concevoir  réfectoire et logements pour ses ouvriers, construire enfin à l’arrière de la petite ferme un hangar à usage de magasin à fourrage et d’entrepôt de matériel. Le projet ne manque pas d’ambition.

C’est aux termes d’interminables pourparlers que le fermier obtient les restaurations voulues, plus une partie seulement des nouveaux aménagements : le hangar. Entre temps un hiver a passé sur les étables. Les fermetures ont été rétablies bien trop tard. On l’a vu, le froid a entrainé de lourdes pertes. Le fermier pourtant ne proposait-il pas d’exonérer la ville d’une part importante du coût des travaux en offrant de substituer le devis initial de 15 000f contre un devis certes plus gourmand, mais surtout plus complet, de près du double et dont il aurait pris la majeure partie à sa charge ? Comment interpréter le silence de la ville devant une offre si avantageuse et considération faite des instances répétées du fermier pour hâter leur exécution?

485wp/13/1-Plan pour établissement de clôtures autour de la petite ferme en 1872. Le bâtiment du hangar récemment ajouté est visible à droite.

En réalité ces longueurs faites d’atermoiement, de spéculations, de mésintelligences et battues d’une méfiance naissante, sont les résultantes de torts partagés : le fermier modifie trop librement des plans déjà validés et qu’il lui faut soumettre de nouveau à l’approbation d’une administration sourcilleuse et protocolaire. Au demeurant la difficulté tient bien à des questions de légitimité, de place, dans la colonne d’une hiérarchie et elle signale les difficultés en germe entre une autorité rigide et un homme qui sort manifestement des cadres.

Derrière ces querelles de compétence et de planification matérielle contrariée, se joue un véritable drame. A cause de l’état déplorable de la ferme, son exploitant a déjà perdu quatre bêtes. Enfin l’ajournement des mesures et leur déroulé administratif lui coute 25 000 francs supplémentaire. L’épidémie de fièvre aphteuse qui sévit l’année suivante dont il prétend avoir perdu 30 bêtes, il l’attribue en effet et sans détour à cette coupable incurie des services de voirie. Dans cet état d’abandon, il va sans dire que la situation de la ferme et du parc exhibe une souffrance dont s’empare l’opinion publique. Les pertes à répétitions, déterminées par l’insuffisance de moyens matériels et l’indolence de l’administration à y remédier, avaient obligé Estienne à menacer de supprimer tous les animaux ou, pour mieux faire entendre son indignation, conduire ceux qui lui restaient dans la cour de l’hôtel de ville, l’ours compris. Ces signes de protestation hauts en couleurs dont le fermier, hâbleur, trouvera ensuite à faire la relation dans son mémoire de 1873 dissimule au moins une réalité : il a déjà renoncé au luxe de se fournir en espèces rares et il devra renoncer à sauver la ferme de la ruine si aucun moyen ne lui est donné.

Entre exigences de raffinement ou de stricte nécessité, la divergence de vue est rapidement consommée. L’administration ne peut satisfaire à des demandes matérielles qui excèdent le simple seuil de l’urgence : la grande ferme est restée jusqu’en 1877, c’est-à-dire bien au-delà de la période d’exercice d’Estienne, avec ses enduits défaits , au seul motif qu’un tel désordre ne mettait pas en péril la conservation de l’édifice et que ce travail ne paraissait pas pressant. Le voyer à cette occasion confie lui-même qu’il a désespérément recherché, au cours des dernières années, le moyen de sa ressource financière. Sous cet éclairage, on comprend aisément qu’il ne pouvait être question d’autre chose que du nécessaire.

L’année du premier désastre pourtant, soit 1871-72, les demandes pressantes et répétées du fermier Estienne visent l’état alarmant des clôtures. Les délais à nouveau s’éternisent. Or la qualité de ce contenant solide détermine la sécurité du fermier, des animaux et même celle du public, et sa lente dégradation entraine de fâcheuses répercussions. Ces réclamations donnent lieu à des conflits d’attribution des responsabilités qui suivent un déroulement classique :

Le fermier se plaint de pertes, de vols, massacres de ses animaux, plus généralement de l’état des installations qui les favorisent. La Ville lui rétorque qu’elle n’est disposée à aucune compensation financière. Elle désigne le fermier comme seul responsable des animaux ou des dégradations attendu qu’il héberge les animaux dans des installations inappropriées et aux dépens de leur pérennité (ainsi les ânes dans le parc à daims ou des vaches dans le parc à moutons, les faisans enfin dans le parc à volatiles au lieu de la volière). A quoi répond le fermier qu’il en use ainsi faute d’installations disponibles ou fiables.  Ce que conteste la ville, arguant que son prédécesseur n’avait jamais trouvé à s’en plaindre. Pour appuyer la responsabilité de son locataire la Ville n’hésite pas mettre en doute la probité du personnel qu’il emploie. Mais son implication dans des négligences qui hâtent la ruine des bâtiments ne suffit pas, il est aussi soupçonné de délits. Selon le mot de l’ingénieur dans ce « personnel cosmopolite du fermier composé souvent de gens sans  feu ni lieu[5]» qui laisse divaguer chiens et chèvres elle trouve un coupable idéal dans les récidives de disparitions et vols d’animaux dont la ville n’est de toutes façons pas responsables. Et c’est un fait que ce personnel est composé de petites gens, manœuvres réduits à dormir dans le fenil, et dont les vas et viens autour des lieux, même après leur renvoi, nourrissent la suspicion. Toutes les difficultés une fois de plus se résument à un manque de moyens et c’est cette fois à propos du personnel, qu’Estienne se déclare prêt à reconnaitre, sans grande élégance, qu’il a dû puiser parmi les « couches abjectes de la société » faute de mieux car aucun autre n’eût accepté de travailler dans les conditions dégradées que lui offrait le parc.

Si les réparations matérielles s’observaient à un règlement de bail à l’énoncé très conventionnel, à savoir que le bailleur garde à sa charge les gros travaux de réparation tandis que les petits travaux d’entretien dits locatifs incombent au preneur[6], cette définition théorique se trouve bien évidemment dans les faits sujette à d’ample discussion et force interprétation. Dans ce contexte de livraison litigieuse le fermier refuse naturellement de se dire comptable de toitures pourries, ou de grillages oxydés et opte pour une voie de refus systématique à s’acquitter des rétablissement d’usage prévus dans sa part locative et qu’on le presse de réaliser. Tout au contraire il se pose en victime dans ces affaires répétées de pertes.

Le traitement des contestations qui s’élèvent de part et d’autres est difficile car elles renvoient à l’épineuse attribution des responsabilités d’entretien matériel déterminant celle des dommages et des larcins commis. Le spectre de l’argent plane au dessus de ces attributions. Ce premier heurt est emblématique des critiques qu’Estienne va formuler contre l’administration de la voirie: lenteur, incapacité administrative à réagir à temps doublée d’un déni de responsabilité. Le bras de fer qui s’engage entre le fermier et le service dont il dépend va empirer les divers mobiles d’accusation adressés respectivement : incompétence, mauvaise foi et bientôt malhonnêteté.  Pour trouver un dénouement, la situation ne peut faire l’économie d’un arbitrage judiciaire.

Ainsi, le 22 novembre 1872, une expertise des installations du parc par le commis du tribunal civil tranche en faveur du fermier. Après examen des enclos dégarnis ou dégradés et qui, à défaut d’entretien et de peinture, pourrissent, s’oxydent et laissent courir animaux et voleurs, la responsabilité de la Ville est établie[7]. Car, si Estienne est entré en possession de la ferme alors que les installations étaient déjà dans un état de vétusté reconnu et que le tort de ne pas faire procéder à un état des lieux dès son arrivée peut lui être imputé, l’usage aurait supposé malgré tout que les choses lui fussent livrées dans un parfait état d’entretien pour pouvoir appeler une stricte contribution locative de sa part à leur entretien. Le fermier bénéficie donc d’une prompte remise en état des lieux et encore de versement de dommages et intérêts pour les pertes et vol d’animaux subis. Le franchissement de cette première étape juridique traduit une sanction sur des questions de délibérations matérielles. Mais elle ne couvre en rien tous les aspects des litiges existants et ne doit être tenue  ni pour la première ni pour la dernière des démarches juridiques engagées. Toutes les discordes crues de ce divorce administratif appelleront le recours parfaitement systématique à la loi. C’est ce dont il sera question la prochaine fois sous des questions ciblées d’attribution, de droit et de compétence en conclusion du cas du fermage d’Estienne au parc.

 Sources d’archives :

-Archives Municipales de Lyon :

1923 w/1 : Parc de la Tête d’Or. Registre n° 56. Pièces sur la vacherie rustique de 1858.

1923 W/4 : Parc de la Tête d’Or. Registre n° 56, «  Ferme Estienne » : volume n° 5, dossiers n° 1 à 24.

1923 W/5 : Parc de la Tête d’Or. Registre n° 56, volume n° 6, dossiers 1 à 44.

485 WP 13 : Parc de la Tête d’Or, voirie municipale.

485 WP 14 : Parc de la Tête d’Or, voirie municipale

-Archives Départementales du Rhône :

UCIV 1700 : Rapport d’experts année 1872 .

Bibliographie :

NOURRY, Louis-Michel, Lyon, le parc de la Tête d’Or, Marseille, AGEP, 1992.

BARATAY, Éric, « Un instrument symbolique de la domestication : le jardin zoologique aux XIXe-XXe siècles (L’exemple du parc de la Tête d’Or à Lyon) », Cahiers d’histoire [En ligne], 42-3/4 | 1997, URL : http://journals.openedition.org/ch/314

[1] Mémoire Estienne, observations des membres de la commission municipale, 1873,1923W/4 : dossier Voirie  Parc de la tête d’or : «  Ferme Estienne » 

[2] Lettre d’Estienne au préfet du 8 septembre 1873, 485wp 14.

[3] 1923W/4

[4] Lettre d’Estienne du 9 aout 71 au maire, 1923W/4

[5] 8 novembre 1873, Rapport de l’ingénieur adjoint, 1923 W 4

[6] Articles 19 et 18 du cahier des charges

[7] Rapport d’experts du 22 novembre 1872, UCIV 1700, ADR

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