37 rue Anatole France, dernière touche
Hier, avant-hier, alors que des griffes d’acier creusaient dans le gris d’une mémoire dont l’accumulation, la force de mon implication auprès d’elle, m’affligeait comme d’un trou dans ma propre cervelle, je revins trouver Madame C**.
Elle avait retrouvé pour moi, et sur ma prière, d’anciens clichés photographiques. Leur usage visait à restituer avec plus de précision certaines dispositions spatiales et matérielles des lieux situés autour de la maison de Jean Alamercery, au 37 rue Anatole France à Villeurbanne. On y reconnaitra, derrière la fruste clôture de bois qui délimitait jadis le jardin de la rue Magenta, le dépôt des OTL, alors jeune trentenaire et encore dynamique (il l’est d’ailleurs encore) :
Car le cliché, à en croire sa propriétaire, est à dater du milieu des années 1930. C’est ici avec sa gracieuse autorisation que je reproduis ce seul spécimen parmi les nombreuses photos dévoilées par ses soins, et numérisées par les miens.
Je notais, avec lassitude, osant à peine aviser l’OTL, honteux et comptable devant elle (l’OTL) d’avoir (provisoirement certes mais lâchement) abandonné tous les sujets que j’avais commencé à lui consacrer, combien la façade Est du dépôt donnait une figure changée sous les affiches publicitaires qui la recouvraient. La réclame n’était pas si mal sous cet éclairage rétro et désuet.
Ses explications s’embaumaient d’un froufrou qui semblait émaner du dehors. C’est que le bruit de la rue traversait l’épaisseur de ses fenêtres. On travaillait dehors. Le bruit enflait qui ressemblait désormais à un tapage qui accrochait ses propres carreaux.
Au cours d’un entretien, un autre voisin, confortablement carré dans la centaine (il est né en 1918), avait dépeint le caractère intime et convivial d’avant guerre dont jouissait ce paisible coin de rue. Ses témoignages en affluant ne manquèrent pas de provoquer en moi de modestes frissons de fraicheur. Il n’était pas rare, affirma-t-il, que les habitants de la rue Magenta étirassent leurs chaises sur les portions de trottoir situées au devant de leurs maisons. Disposant ainsi le cadre qui les préposait à l’improvisation d’un bavardage ou d’un farniente avec le voisin de l’immeuble ou celui du pallier, ils pouvaient laisser aller leurs enfants au jeu alentour et même sur la chaussée. Cela, bien entendu, et attendu que l’itération de l’entreprise n’irait pas aujourd’hui sans dommage, surtout si vous tenez à vos enfants ou au moins par défaut à votre patrimoine génétique[1], c’était avant l’arrivée en masse de l’automobile.
Je bavardais, ou plutôt tendais l’oreille, une oreille à laquelle parvenait la rumeur parasite d’un incessant grignotage qui venait du dehors et que le vitrage ne suffisait pas à retenir là-bas.
Les yeux toujours rivés sur la photo je ne pouvais échapper à l’impression pénétrante d’un souvenir précis, souvent relaté par mon interlocutrice. Le jardin attenant à la maison a subsisté longtemps comme terrain de jeu. Madame C** en a livré un témoignage très consistant dans l’évocation de Madame Alamercery. C’était, dit-elle, du temps où elle était jeune fille, la garderie de fortune qu’une dame débonnaire qui accueillait à bras ouverts, et qui, n’ayant pas eu de petits enfants, mettait à la disposition des parents du quartier avec bonheur.
J’ai pris congé de Madame C**, que je ne manquerais pas de revenir saluer.
Dehors il était midi, et la maison n’offrait plus qu’un champ de ruine.
Restait l’usine des compteurs à gaz, frontalière du champ de bataille, qui jamais ne s’était sentie si seule.
[1] Attention, ceci est une blague.