
Démolitions, 71 rue bellecombe, 14 et 16 rue germain.
Avec ses espaces dégagés et arasés de verdure, Ce charmant pan coupé dessiné entre les rues Germain et Bellecombe ressemblait à une résurgence d’un autre temps. Captive dans cet assoupissement de branches, cette touche de couleur étonnait la longévité. Minuscule mais orgueilleuse flaque tout irisée d’émeraude, elle s’était, pour traverser jusqu’à nous les décennies, affairée docilement aux besognes requises d’elle dans la succession des hommes et des heures.

Depuis longtemps déjà pourtant ses murs, ses arbres, n’avaient de force qu’à prêter leur reflet à la croissance monstrueuse qui se dressait alentour, croissance plus monstrueuse encore à mesure que sa convoitise la portait à se pencher sur elle. Avec le temps, l’acte final joué à grands bruits, elle s’est ensevelie dans un dernier sommeil. Et voici, cette dernière nuit a bien compté de pétales au pauvre bouquet. Son portail d’angle, en sursis, assume seul désormais la charge du souvenir. Figé, changé, vestige de plus, il a pris les allures et le teint gris d’une cassette dépouillée de son trésor, tout le reste s’en est allé.

Difficile d’entrainer avec moi ce soir mes pensées sur son souvenir. Mon imagination se fond dans les dernières agitations de ma mémoire toute faite de pudeurs et de voleries. Ces choses je les ai dépouillées du regard à force de les embrasser des deux yeux, j’ai l’impression de les avoir usées. Je n’ose alors imaginer ce qu’elles ont été pour tant de ces autres, qui les ont connues, habitées, fréquentées, celles et ceux enfin et surtout qui les ont fait vivre jusqu’à la fin, plutôt que de les avoir comme moi simplement hantées.

Il n’en reste aujourd’hui qu’une poignée qui glisse à la poussière, mais j’ai rassemblé assez de documents sans doute pour élargir mon champ de production sur son compte. C’est donc une affaire de plus à suivre, à remuer au prochain jour. Et c’est précisément parce que j’ai encore beaucoup à en dire que j’en dirai juste assez aujourd’hui pour faire retentir sa démolition.

Ensemble d’édifices dont la construction s’est étalée de la fin du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle, il abritait les ateliers de charpenterie d’où sortirent les poutres qui servirent à la construction de la préfecture du Rhône en 1883. Pas seulement en réalité car on retrouve Philippe Débat, son propriétaire, et ses successeurs, dans l’adjudication d’autres chantiers publics et privés d’envergure. Traçons une ligne dans l’axe Est-Ouest en plein cœur de l’ilot cerné par le Cours Lafayette, les rues Germain, Bellecombe, Sainte-Geneviève, nous nous ferons une idée approximative de ce que possédait Philippe Débat dans la moitié septentrionale ainsi définie.

Ici en 1880, Débat avait acquis de Vincent Serre une infime parcelle de l’ancien domaine de Bellecombe. Il y fit construire le nécessaire dans la foulée. Tout autour de sa propre demeure et de ses lieux de travail il entreprit d’élever dans un second temps des immeubles de rapport qui eux, fort heureusement, survivront à ces aléas estivaux. C’est par conséquent et néanmoins d’un ensemble cohérent, lisible et érigé à la faveur d’une existence laborieuse que nous dépossède notre siècle lyonnais, Diable vorace.

Il existait un grand entrepôt charpenté. Il se tenait en fond de cour, aux abords d’un paysage verdoyant dont les débordements respectaient les alignements goudronnés d’une allée desservant divers bâtiments. Il n’existe plus.
C’était, entre tous ces éléments éclatés, le symbole éminent au caractère architectural avéré, de cette activité du bois, ici, dans cet ancien site suburbain. La main inspirée y esquissait un paysage à part entière, lieu de verdure, le dernier à insuffler sa respiration à la rue Bellecombe, ci-devant vieux chemin champêtre tiré entre les Charpennes et l’ancien chemin de Saint-Antoine.

Voilà pour l’histoire.
Condamnés à céder au rythme de la modernité, tous les bâtiments liés à l’industrie du bois s’en sont allés : l’atelier en retour de ce grand entrepôt, l’espèce de chalet sur cour, mais aussi les dépendances sur la rue Germain, les anciennes écuries et l’atypique petite construction qui se voyait à ses cotés revêtue de pans de bois comme d’une peau barbare.

A l’époque où j’ai connu le site, il entrait dans son état de ville fantôme. Mais c’était un état bien lointain encore de l’idée qu’on se fait de la disgrâce. Fort longtemps en effet ses grilles flanquées d’arbres étaient demeurées ouvertes à la flânerie, baillant sans jalouse ostentation. Ouvertes, elles l’ont été en réalité jusqu’à la fin, la fin et l’arrivée des camions de la très prosaïque société de désamiantage qui a lâché ici son armée de petits extraterrestres en combinaison pour lui rafler son écorce.

La menuiserie Labrousse y travailla jusqu’en 2016, perpétuant entre ces murs et à son insu la tradition du bois. A peu de temps de là, en remontant encore les années, ce petit havre accueillait dans sa cour les paniers de légumes et tant d’autres activités collectives et associatives : on y a dansé, on s’y est regroupé de bien artistes façons. L’immobilier, qui a toujours le dernier mot sur tout, avec ses jantes d’or et de fer programma le départ de ces activités une à une. Ce petit foyer de vie s’anémiait.
Il y a un an déjà j’assistais eu départ de la dernière asso, Aremacs. Association dévolue au tri et au recyclage des déchets en période de festival, elle allait planter son drapeau en d’autres lieux. Elle était la toute dernière à vider ceux-là.
Le site, offrait désormais une figure chagrine et contrastée : repli sur lui-même entre ses griffes végétales obstinées, et refus de cesser d’ouvrir les mains vers le ciel et la terre. Cette friche, brillant aux profils de chaque saison, ses vantaux béant comme la paire de bras investi d’une mission de porter l’accolade de toutes les bienvenues, combien moins il m’en aurait fallait d’ordinaire pour solliciter mon intérêt et celui de mes jambes. Campant ses décors de ville de western, c’était l’invite à venir rejouer l’explorateur et même faute de connaitre personnellement et intimement aucun des nombreux mirons qui y vagabondaient. Tous les curieux et les amoureux de la divagation l’ont emprunté, et ce cadre s’était juré sa vocation : accueillir, réunir.
Et néanmoins ne restait d’activité pérenne et régulière attitrée au passage et à l’occupation que le grand entrepôt du fond affecté au service de fortune de parking automobiles, lequel justifiait en réalité cet état d’accessibilité permanent.

Ces circonstances d’affectation pourtant n’abaissèrent pas cette grande halle qu’à des attributions si peu dignes de son envergure de caravelle. Ici, où les voitures n’étaient pas seules à roupiller, sommeillait une beauté aux yeux dorés. Ces vieilles poutres, comme je le découvris alors, c’était la crèche, le toit et la relâche que la providence avait offerts à Davy. Je n’avais plus à courir seulement après les chats (extrêmement sauvages) parmi cette jungle apprivoisée, j’avais une statue à sauver des futurs décombres. Et j’aime, repensant à tout ceci, rappeler ce que m’a dit Davy : sans ce site, le rapprochement fortuit et spontané qu’il consentait avec les autres artistes, jamais il n’aurait sculpté, car jamais il n’aurait découvert ni touché le ciseau.

Prenons le risque d’enfoncer une porte ouverte, pendant que celles-ci béent, car j’ai une chose à ajouter à titre de morale : c’est qu’ il faut des lieux pour permettre aux hommes et aux femmes de se rencontrer, croiser leur destin autour de ce qu’il y a de meilleur. Et quand certains cadres de vies créent pour l’homme de ces dispositions favorables que tout autre cadre de vie leur refuse en ne leur offrant que de s’entasser, sans se parler, sans se connaitre….

***
Je ne peux conclure sur la rue Germain sans évoquer ce qui se joue à cent mètres de là, soit sur l’autre ilot séparé du précédant à l’est par la rue Sainte-Geneviève. Ici les anciennes blanchisseries des Hospices civils de Lyon, qui ont décampé (un peu comme la menuiserie Labrousse finalement), cèdent leur place à un ensemble immobilier, logements, commerces.


Il s’agit, en ce qui nous concerne, du chantier le plus proche, à pieds ou à vol d’oiseau, n’importe le moyen de transport, le deuxième à droite en partant du début de la rue Germain, vous ne pouvez pas vous tromper, piétons passez en face. Et pour preuve de cette fusionnelle proximité où les poussières font bon ménage, sans discrimination aucune entre les deux cotés de la rue, voici ce cliché exclusif qui réunit d’un point de vue opportun le tout dans la poésie de la ruine, chapitre qui en tant que tel n’a rien de navrant en soi, et aussi vrai qu’on se réjouit de bien plus tragique en lisant l’Iliade :

Le projet concernant l’ancien site des HCL n’est ni disgracieux ni vandale, car il intègre assez avantageusement les anciens volumes années 50 de l’édifice qu’il conserve et réhabilite en partie, au même titre que de nombreux éléments visibles sur le Cours Lafayette (le porche, le kiosque, etc.)

Seuls bémols dans cette entreprise de réhabilitation partielle : la disparition du bâtiment, rue Germain, à l’arrière, et qui composait manifestement le tissu ancien du site, antérieur par conséquent aux années 50.

Idem pour la partie du bâtiment des années 50 cette fois, en longueur sur la rue Sainte-Geneviève, amputé de plusieurs travées dont cette espèce de tour. C’est donc avec regret que j’ai vu disparaitre cette surélévation. Surélévation que jusqu’au bout – et même jusqu’à la dernière seconde en fervent défenseur des causes perdues d’avance, jurant et croyant dur comme fer que la pelleteuse en s’y aventurant s’y casserait les dents, ou qu’elle aurait des remords, etc – j’ai espéré voir conservée, et dont la perte actuelle nuit gravement à votre santé et à la cohérence de l’édifice :

Quelle succession de bouleversements pour cette portion de rue qui s’allongeait en anciens clos et en ombres paisibles. Même les amateurs de pelles mécaniques ne savent plus où donner de la tête, compris ceux dont c’est la passion, c’est dire.

Les plus courageux d’entre vous peuvent toujours tenter d’arroser les tranchées. Peut-être vous poussera-t-il au moins quelques bouquets de souvenirs.

